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Le lendemain matin, il faisait gris et humide. Je bus une tasse de café pour me débarrasser d’une gueule de bois carabinée et feuilletai le Berliner Borsenzeitung qui me parut encore plus difficile à comprendre que d’habitude, avec de longues phrases aussi confuses que celles des discours de Hess.

Moins d’une heure après, rasé et habillé, mon paquet de linge sale à la main, j’arrivai à Alexanderplatz, le point de trafic le plus important de la partie orientale de Berlin. Quand on y arrive par Neue Konigstrasse, la place apparaît flanquée de deux grands immeubles de bureaux : Berolina Haus, à droite, et, à gauche, Alexander Haus, où j’avais mon propre bureau au quatrième étage. Avant de monter, je laissai ma lessive à la blanchisserie Adler, située au rez-de-chaussée.

Lorsque vous attendiez l’ascenseur, il était difficile de ne pas remarquer le panneau d’affichage fixé juste à côté. Y figuraient un appel au profit du Fonds pour la mère et l’enfant, une affiche du Parti vous exhortant à aller voir un film antisémite, et enfin un portrait édifiant du Führer. Ce panneau d’affichage était placé sous la responsabilité du concierge de l’immeuble, Herr Gruber, une sorte de croque-mort à l’air sournois. Non seulement il est responsable de l’évacuation en cas de raid aérien, tâche pour laquelle il a été investi de pouvoir de police par l’Orpo, la police officielle, mais il est aussi un informateur de la Gestapo. J’ai vite compris qu’il serait très mauvais pour mes affaires de me mettre mal avec Gruber, de sorte que, comme la plupart des autres locataires d’Alexander Haus, je lui donnais 3 marks par semaine, grâce auxquels je contribuais automatiquement aux multiples quêtes et collectes que le DAF[8], le Front du travail allemand, lançait avec une imagination et une régularité désarmantes.

Je maudis en marmonnant la lenteur de l’ascenseur lorsque je vis s’ouvrir la porte de la loge de Gruber. Il passa son visage de rat par l’entrebâillement et jeta un coup d’œil inquisiteur dans le couloir.

— Ah, Herr Gunther, c’est vous, dit-il en s’approchant avec une démarche de crabe souffrant de cors aux pieds.

— Bonjour, Herr Gruber, fis-je en évitant de le regarder.

Il avait quelque chose dans le visage qui rappelait irrésistiblement le personnage de Nosferatu tel que Max Schrenck l’incarnait à l’écran, ressemblance accentuée par les mouvements d’écureuil de ses mains squelettiques.

— Une jeune femme vous a demandé, dit-il. Je l’ai fait monter. J’espère que j’ai bien fait, Herr Gruber.

— Oui, vous…

— Et j’espère qu’elle est toujours là, reprit-il. Elle est arrivée il y a plus d’une demi-heure. Comme je sais que Fräulein Lehmann ne travaille plus pour vous, je lui ai dit qu’on ne pouvait pas prévoir à quelle heure vous seriez là, avec vos horaires irréguliers.

À mon grand soulagement, l’ascenseur arriva enfin. J’ouvris la porte de la cabine et y pénétrai.

— Merci, Herr Gruber, dis-je en refermant la porte.

— Heil Hitler, dit-il. L’ascenseur commença à monter.

— Heil Hitler ! criai-je.

Oublier de saluer Hitler avec quelqu’un comme Gruber peut vous attirer de gros ennuis que je préférais éviter. Mais je me promis une nouvelle fois de rentrer un jour dans le lard de ce type, juste pour le plaisir.

Je partageais le quatrième étage avec un dentiste « allemand », un agent d’assurance « allemand » et une officine d’embauché « allemande ». Cette dernière avait dû m’envoyer la secrétaire temporaire que je pensais trouver en la personne de la jeune femme qui m’attendait. En sortant de l’ascenseur, je priai pour qu’elle ne soit pas laide comme un pou. Je n’osais espérer une pin-up, mais je n’aurais pas aimé tomber sur un cageot. J’entrai dans la salle d’attente.

— Herr Gunther ? dit-elle en se levant.

Je l’examinai des pieds à la tête d’un regard aussi rapide que discret. Elle n’était pas aussi jeune que Gruber l’avait laissé entendre (elle devait avoir dans les 45 ans), mais elle n’était pas si mal. Un peu enveloppée peut-être, avec un derrière rebondi, mais ça n’était pas pour me déplaire. Ses cheveux roux, grisonnant aux tempes et sur le sommet du crâne, étaient ramenés en chignon sur la nuque. Elle était vêtue d’un ensemble gris, d’un chemisier blanc à col montant et d’un chapeau noir à bord relevé.

— Bonjour, dis-je d’une voix aussi aimable que possible malgré les miaulements du matou qui me taraudaient le crâne suite à ma gueule de bois. Je suppose que vous êtes ma nouvelle secrétaire ?

Je m’estimais heureux d’avoir obtenu une employée féminine, d’autant que celle-ci était plutôt présentable.

— Frau Protze, dit-elle en me serrant la main. Je suis veuve.

— Navré, dis-je en ouvrant la porte menant à mon bureau. Vous êtes bavaroise, à ce qu’il me semble ?

J’avais aussitôt reconnu l’accent.

— Oui. De Regensburg.

— Une jolie petite ville.

— Si on y découvre un trésor, certainement. C’est ce qui vous est arrivé ?

Astucieuse, avec ça, pensai-je. C’était un bon point pour elle : il lui faudrait une bonne dose d’humour pour travailler avec moi.

Je lui fis un long topo sur mon travail. Elle déclara que tout cela paraissait terriblement intéressant. Je la fis entrer dans la minuscule pièce adjacente voisine de mon bureau où elle passerait désormais ses journées, assise sur son gros derrière.

— Le mieux, c’est de laisser la porte de la salle d’attente ouverte, lui conseillai-je.

Je lui montrai ensuite le petit cabinet de toilette ouvrant dans le couloir, m’excusant pour les petits bouts informes de savon et les serviettes sales.

— Je paie 75 marks par mois, et voilà comment ils font le ménage. Il va falloir que je dise deux mots à ce fils de pute de propriétaire.

Tout en prononçant ces mots je savais que je n’en ferais rien. Nous revînmes dans mon bureau et je constatai en ouvrant mon agenda que mon seul client de la journée était une certaine Frau Heine, à 11 heures.

— J’ai un rendez-vous dans vingt minutes, dis-je. Cette femme veut savoir si j’ai retrouvé son fils disparu. C’est un sous-marin juif.

— Un quoi ?

— Un Juif qui se cache.

— Qu’a-t-il fait pour devoir se cacher ?

— À part d’être juif, vous voulez dire ?

Sa question montrait qu’elle avait mené jusqu’ici une existence très protégée, même pour une native de Regensburg. J’avais presque honte à l’idée de démoraliser cette innocente en lui collant le nez entre les fesses puantes de son cher pays. Mais, après tout, c’était une grande personne, et je n’avais pas le temps de m’attarder sur ses états d’âme.

— Il est venu à l’aide d’un vieil homme qui se faisait tabasser par des voyous, expliquai-je. Et il a tué l’un d’entre eux.

— Mais s’il est venu au secours de ce vieil homme, il ne…

— Sauf que ce vieil homme était juif, et que les deux voyous étaient des SA. Cela change tout, n’est-ce pas ? Sa mère m’a demandé de chercher à savoir s’il était encore vivant et libre. Voyez-vous, quand quelqu’un est arrêté, décapité ou envoyé en KZ, les autorités ne prennent pas toujours la peine d’en informer la famille. Il y a des tas de disparus juifs, ces temps-ci. Une bonne part de mon boulot consiste à tenter de les retrouver.

Frau Protze parut contrariée.

— Vous aidez les Juifs ? demanda-t-elle.

— Ne vous inquiétez pas. Tout ceci est parfaitement légal. Et leur argent est aussi valable qu’un autre.

— Oui, certainement.

— Écoutez-moi, Frau Protze, dis-je. Les Juifs, les Tziganes, les Peaux-Rouges, pour moi c’est pareil. Je n’ai aucune raison particulière de les aimer, mais je n’ai aucune raison non plus de les détester. Quand un Juif entre dans ce bureau, je le traite exactement comme n’importe quel autre client. Je le reçois comme si c’était le cousin du Kaiser en personne. Mais cela ne veut pas dire que je me bats pour eux. Les affaires sont les affaires.

— Exactement, dit Frau Protze en rougissant légèrement. N’allez pas croire que j’aie quoi que ce soit contre les Juifs.

— Bien sûr que non, fis-je.

Mais tout le monde disait la même chose. Même Hitler.

— Bonté divine, lâchai-je lorsque la mère du sous-marin juif eut quitté mon bureau. Moi qui adore lorsqu’un client repart satisfait.

Cette idée me déprima à un tel point que je décidai de sortir faire un tour.

J’achetai un paquet de Muratti chez Lœser Wolff, puis j’allai encaisser le chèque de Six. Je versai la moitié de la somme sur mon compte bancaire, puis je décidai de m’offrir un magnifique peignoir en soie pour remercier le destin de m’avoir envoyé un client si généreux.

Puis je marchai en direction du sud-ouest, dépassai la gare d’où un train partait vers le pont Jannowitz et arrivai au coin de Konigstrasse où j’avais laissé ma voiture.

Lichterfelde, dans la partie sud-ouest de Berlin, était le quartier résidentiel favori des fonctionnaires à la retraite et des membres des forces armées. Les loyers pratiqués étaient beaucoup trop élevés pour un jeune couple, à moins d’avoir pour père et beau-père le multimillionnaire Hermann Six.

Ferdinandstrasse part vers le sud à partir de la voie de chemin de fer. Un jeune policier, aspirant de l’Orpo, était en faction devant le numéro 16. Une bonne partie du toit et toutes les fenêtres étaient détruites. Les poutres et les murs en brique noircis par les flammes parlaient d’eux-mêmes. Je garai la Hanomag et m’approchai de la grille du jardin. Je montrai ma carte au jeune flic, un garçon boutonneux de 20 ans à peine, qui l’examina avec une attention naïve.

— Enquêteur privé, hein ?

— Exact, répliquai-je. J’ai été engagé par l’assurance pour enquêter sur l’incendie.

J’allumai une cigarette et regardai d’un air entendu l’allumette qui se consumait jusqu’à me brûler les doigts. Il hocha la tête, mais son visage prit une expression soucieuse ; celle-ci disparut brusquement dès qu’il me reconnut.

— Eh, mais vous n’étiez pas à la Kripo de l’Alex ? (J’acquiesçai d’un signe de tête tandis que mes narines crachaient la fumée comme deux cheminées d’usine.) Il me semblait bien reconnaître ce nom – Bernhard Gunther. C’est bien vous qui avez épingle Gormann, l’Étrangleur, non ? J’avais vu ça dans les journaux. On ne parlait que de vous.

Je haussai les épaules d’un air modeste, mais il avait raison. J’avais connu mon heure de gloire en arrêtant Gormann. J’étais un bon flic à l’époque.

L’aspirant ôta son shako et gratta le sommet de son crâne carré.

— Ça alors ! fit-il avant d’ajouter : moi aussi je serai bientôt dans la Kripo. S’ils veulent bien de moi, naturellement.

— Tu as l’air d’être un bon élément. Il ne devrait pas y avoir de problème.

— Merci, dit-il. Hé ! à propos, vous n’auriez pas un bon tuyau ?

— Essaie Schahorn dans la course de 15 heures au Hoppegarten. (Je haussai les épaules.) Bah, je n’en sais foutre rien. Comment t’appelles-tu, mon gars ?

— Eckhart, répondit-il. Wilhelm Eckhart.

— Eh bien, Wilhelm, si tu me parlais un peu de cet incendie ? Qui a-t-on fait venir comme médecin légiste ?

— Un type de l’Alex, Upmann ou Illmann, je ne sais plus.

— Un vieux avec une barbiche et des lunettes sans monture ? (Il acquiesça.) C’était Illmann. Quand est-il passé ?

— Avant-hier. Lui et le Kriminalkommissar Jost.

— Jost ? Ce n’est pourtant pas son genre de se salir les mains. J’aurais cru qu’il lui aurait fallu plus que le meurtre d’une fille de millionnaire pour qu’il bouge son gros cul.

Je jetai mon mégot dans la direction opposée à la carcasse calcinée de la maison. Pourquoi aller taquiner le destin ?

— On m’a dit que ce serait un incendie criminel. Est-ce vrai, Wilhelm ?

— Vous ne sentez pas ? (J’inspirai profondément et secouai la tête.) Vous ne sentez pas l’odeur d’essence ?

— Non, pas particulièrement. Berlin a toujours cette odeur-là.

— C’est peut-être à force de rester planté ici. Enfin, ils ont trouvé un bidon d’essence dans le jardin. À mon avis, c’est clair.

— Écoute, Wilhelm, ça t’ennuierait que je jette un coup d’œil ? Ça m’éviterait de remplir tout un tas de paperasses. Et puis tôt ou tard, il faudra bien qu’on me laisse entrer.

— Allez-y, Herr Gunther, dit-il en ouvrant la grille. Mais je vous préviens, il ne reste pas grand-chose à voir. Ils ont emporté des sacs entiers de déchets. Ça m’étonnerait que vous trouviez quoi que ce soit d’intéressant. Je ne sais même pas pourquoi ils me font garder ces ruines.

— Probablement pour le cas où le meurtrier reviendrait sur les lieux de son crime, fis-je le plus sérieusement possible.

— Seigneur, vous croyez ? souffla le jeune homme. Je fis la moue.

— Qui sait ? (Personnellement, je n’avais jamais entendu parler d’un seul cas de ce genre.) En attendant, je vais quand même jeter un coup d’œil. Et merci de ta compréhension, j’apprécie.

— Il n’y a vraiment pas de quoi.

Il avait raison. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Le type qui avait craqué l’allumette avait fait du bon boulot. Je passai la tête par la porte d’entrée, mais il y avait tant de débris et de gravats à l’intérieur que je ne vis aucun espace où poser le pied. Sur le côté de la maison, je tombai sur une fenêtre donnant dans une autre pièce qui paraissait plus praticable. Espérant au moins repérer l’emplacement du coffre, j’enjambai le rebord et sautai à l’intérieur. Je n’avais pas réellement besoin de cela pour mon enquête, mais je préférais me faire une idée des lieux. Je travaille mieux de cette façon : j’ai le cerveau divisé en cases de bande dessinée. C’est pourquoi je ne fus pas trop déçu de constater que la police avait emporté le coffre, à la place duquel ne subsistait qu’un trou béant dans le mur. Et il y avait toujours Illmann, me dis-je.

À la grille, je trouvai Wilhelm en train de réconforter une vieille dame d’une soixantaine d’années au visage ruisselant de larmes.

— La femme de ménage, m’informa-t-il. Elle vient juste de rentrer de vacances. Elle n’était pas au courant. La pauvre, ça lui a fait un drôle de choc.

Il lui demanda où elle vivait.

— Dans Neuenburger Strasse, dit-elle en reniflant. Ça va aller. Merci bien, jeune homme.

Elle sortit de la poche de son manteau un petit mouchoir blanc en dentelle, aussi inattendu dans ses grosses mains de paysanne qu’un napperon dans celles de Max Schmelling, le boxeur, et décidément insuffisant pour la tâche qu’elle lui fit remplir : elle y enfouit la truffe congestionnée de son nez et se moucha avec une telle vigueur que je faillis porter les mains à mon chapeau pour le retenir. Puis elle replia le tissu détrempé et essuya son large visage.

Flairant la possibilité d’obtenir quelques informations sur le couple Pfarr, j’offris à la vieille bique de la raccompagner en voiture.

— C’est sur mon chemin, dis-je.

— Je ne voudrais pas vous déranger.

— Mais ça ne me dérange pas du tout, insistai-je.

— Bon, si vous y tenez, ce serait très gentil à vous. J’ai eu un drôle de choc.

Elle se pencha pour ramasser une longue boîte en carton posée à terre devant elle. La chair de ses pieds faisait un bourrelet à la limite de ses chaussures noires vernies, comme le pouce d’un boucher débordant d’un dé à coudre. Elle se présenta comme étant Frau Schmidt.

— Vous êtes quelqu’un de bien, Herr Gunther, déclara Wilhelm.

— Détrompe-toi, rétorquai-je.

Je ne savais pas du tout quelle information j’allais pouvoir obtenir de la vieille au sujet de ses anciens employeurs.

— Laissez-moi vous aider, lui dis-je en lui prenant le carton des mains.

C’était une boîte à costume de chez Stechbarth, le tailleur officiel de l’administration, et j’en déduisis qu’elle était passée le chercher pour l’apporter chez les Pfarr. Je fis un signe de tête à Wilhelm et menai la vieille femme jusqu’à la voiture.

— Neuenburger Strasse, c’est bien ça ? lui demandai-je tandis que je démarrais. C’est après Lindenstrasse, si je ne me trompe ?

Elle acquiesça, me donna quelques indications puis retomba dans le silence avant de se remettre à sangloter.

— Quelle terrible tragédie.

— Oui, c’est tout à fait désolant.

Je me demandai ce que lui avait raconté Wilhelm. Le moins possible, espérai-je. Moins elle serait choquée, et plus elle pourrait m’en apprendre.

— Vous êtes de la police ? me demanda-t-elle.

— J’enquête sur l’incendie, répondis-je évasivement.

— Vous avez certainement beaucoup trop de travail pour perdre votre temps à raccompagner une vieille dame comme moi dans Berlin. Laissez-moi donc de l’autre côté du pont, je finirai à pied. Je me sens mieux à présent, je vous assure.

— Vous ne me dérangez pas du tout, rassurez-vous. Et puis j’avoue que j’aimerais bien parler du couple Pfarr avec vous – si cela ne vous est pas trop pénible, naturellement. (Nous venions de franchir le Landwehrkanal et débouchions sur Belle-Alliance Platz, au centre de laquelle se dresse l’imposante colonne de la Paix.) Vous comprenez, il va falloir que nous procédions à une enquête, et cela m’aiderait d’en savoir le plus possible sur eux.

— Oui, je comprends, dit-elle. Et je veux bien vous renseigner, si vous pensez que cela peut vous aider.

Arrivé à Neuenburger Strasse, je garai la voiture et suivis la vieille jusqu’au deuxième étage d’un grand immeuble.

Frau Schmidt habitait l’appartement typique des anciennes générations berlinoises : mobilier solide et de valeur (les Berlinois dépensaient beaucoup d’argent pour leurs tables et leurs chaises) ; poêle en carreaux de faïence dans le salon. La copie d’une gravure de Durer, décoration aussi répandue dans les foyers berlinois que les aquariums dans les salles d’attente des médecins, était accrochée au-dessus d’un buffet Biedermeier sur lequel étaient posées diverses photographies (dont une de notre Führer bien-aimé) ainsi qu’une svastika en soie brodée dans un grand cadre en bronze. J’aperçus également un plateau à boissons, sur lequel je pris une bouteille de schnaps dont j’emplis un petit verre.

— Vous vous sentirez mieux après ça, fis-je en lui tendant le verre. Tandis que j’hésitais à m’en servir, je la regardai avec envie vider le sien d’un trait. Elle fit claquer ses grosses lèvres et alla s’installer près de la fenêtre dans une chaise recouverte de brocart.

— Vous vous sentez d’attaque pour répondre à quelques questions ?

Elle hocha la tête en signe d’acquiescement.

— Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle.

— Eh bien, pour commencer, depuis combien de temps connaissiez-vous Herr Pfarr et sa femme ?

— Hum, laissez-moi réfléchir.

Toutes les expressions de l’incertitude défilèrent sur son visage comme un film muet. Puis elle ouvrit sa bouche aux dents légèrement proéminentes et reprit d’une voix rocailleuse :

— Ça doit faire un an, à peu près.

Elle se releva et ôta son manteau, révélant une blouse aux motifs floraux défraîchis. Puis, prise d’une longue quinte de toux, elle se donna de grandes claques sur la poitrine.

J’étais toujours planté au milieu de la pièce, le chapeau repoussé en arrière, les mains dans les poches. Je lui demandai quel genre de couple formaient les Pfarr.

— Étaient-ils heureux ? précisai-je. Se disputaient-ils souvent ? Elle fit oui de la tête à mes deux questions.

— Quand j’ai commencé à travailler chez eux, ils étaient très amoureux, dit-elle. Mais peu après, elle a perdu son travail. Ça l’a secouée, vous comprenez, et après ça, ils se sont mis à se disputer. Notez bien qu’il n’était pas souvent là quand j’étais chez eux, mais quand il y était, ils se disputaient presque tout le temps. Pas des querelles ordinaires comme dans les autres couples, non. C’étaient de vraies disputes. Ils criaient et s’engueulaient comme s’ils se haïssaient. Il m’est arrivé une fois ou deux de la retrouver en larmes dans sa chambre après une de ces scènes. Je ne sais vraiment pas pourquoi ils n’étaient pas heureux ensemble. Ils avaient une très jolie maison, que c’en était un plaisir de la nettoyer, je vous assure. Et attention, ils n’étaient pas du genre tape-à-l’œil. Je n’ai jamais vu Frau Pfarr faire des folies. Elle avait de beaux habits, ça oui, mais jamais rien de prétentieux.

— Avait-elle beaucoup de bijoux ?

— Je pense qu’elle en avait, mais je ne me souviens pas l’avoir vue en porter. Il faut dire que j’étais là uniquement pendant la journée. Je me souviens pourtant que, un jour, en déplaçant le veston de Herr Pfarr, une paire de boucles d’oreilles est tombée d’une des poches. Ce n’était pas le genre de boucles d’oreilles que Frau Pfarr aurait portées.

— Que voulez-vous dire ?

— C’étaient des boucles pour oreilles percées. Or Frau Pfarr n’avait pas les oreilles percées. Elle ne portait que des boucles à pince. J’en ai tiré mes propres conclusions, mais je n’ai rien dit. Ce qu’il faisait ne me regardait pas. Mais, à mon avis, elle le soupçonnait aussi. Elle était loin d’être stupide. Je pense que c’est pour cette raison qu’elle s’est mise à boire.

— Parce qu’elle buvait ?

— Comme un trou.

— Parlez-moi de son mari. Il travaillait au ministère de l’Intérieur, n’est-ce pas ?

Elle haussa les épaules.

— Il travaillait pour un organisme du gouvernement, oui, mais je ne sais pas lequel. Ça devait avoir un rapport avec la justice, parce qu’il avait un diplôme de droit accroché dans son bureau. Mais enfin, il ne parlait pas beaucoup de son travail. Et il faisait très attention à ne pas laisser traîner des papiers que j’aurais pu voir. Remarquez bien que je ne les aurais pas lus, mais il ne prenait aucun risque.

— Travaillait-il beaucoup à la maison ?

— Pas souvent. Je sais qu’il passait beaucoup de temps dans ce grand immeuble sur Bülowplatz, vous savez, là où se trouvait le quartier général des bolcheviks autrefois.

— Le siège du Front du travail ? Là où étaient installés les Kozis avant qu’on les vire ?

— C’est ça. De temps en temps, Herr Pfarr m’y emmenait en voiture, parce que, voyez-vous, ma sœur habite dans Brunenstrasse. Alors quand j’allais la voir après mon travail, je prenais le bus 99 jusqu’à Rosenthaler Platz, mais quelquefois Herr Pfarr avait la bonté de m’emmener jusqu’à Bülowplatz, et je le voyais entrer au siège du DAF.

— Quand avez-vous vu les Pfarr pour la dernière fois ?

— Il y a eu deux semaines hier. Je reviens juste de vacances, vous comprenez. J’ai fait une excursion à l’île de Rügen avec un groupe de la Force par la joie. C’est elle que j’avais vue à ce moment, lui n’était pas là.

— Comment était-elle ?

— Eh bien, pour une fois, elle avait l’air plutôt gai. Et en plus elle n’avait pas de verre à la main. Elle m’a annoncé qu’elle allait partir faire une cure dans une ville d’eaux. Elle y allait souvent. Je pense que tout cet alcool finissait par la déshydrater.

— Je vois. Et ce matin, avant d’aller à Ferdinandstrasse, vous êtes passée chez le tailleur, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est exact. Je faisais souvent de petites courses pour Herr Pfarr. Il était trop occupé pour aller dans les magasins, alors il me donnait un peu d’argent en plus pour lui rendre des services. Il m’avait laissé un mot avant mon départ en vacances, me disant de porter son costume chez le tailleur, qu’il était au courant et qu’il saurait quoi faire.

— Son costume, dites-vous.

— Eh bien, oui, je pense que oui. Je m’approchai de la boîte.

— Ça ne vous dérange pas si je jette un coup d’œil ?

— Bien sûr que non. Il est mort, après tout, non ?

Avant même d’en soulever le couvercle, j’avais deviné ce que j’allais trouver dans cette boîte. Je ne m’étais pas trompé. Il n’y avait aucun doute sur la signification de ce tissu noir rappelant les régiments d’élite de la cavalerie du Kaiser, de ce double éclair wagnérien brodé sur le côté droit du col, ni de cette aigle romaine et de cette svastika figurant sur la manche gauche. Les trois galons sur la pointe gauche du col indiquaient que le propriétaire de cet uniforme avait le grade de capitaine, ou du moins son équivalent dans la hiérarchie peu conventionnelle des SS. Un bout de papier était épingle à la manche droite. C’était une facture de 25 marks adressée par la maison Stechbarth au Hauptsturmführer Pfarr. Un sifflement s’échappa de mes lèvres.

— Ainsi Herr Pfarr était un ange noir.

— Je ne l’aurais jamais cru, dit Frau Schmidt.

— Vous ne l’avez jamais vu porter cet uniforme ? Elle secoua la tête.

— Je ne l’ai même jamais vu dans sa penderie.

— Tiens, tiens…

Je ne savais pas si je devais la croire, mais je ne voyais pas pourquoi elle m’aurait menti. Il n’était pas rare que des juristes – des juristes allemands, c’est-à-dire travaillant pour le Reich – soient également membres des SS. Peut-être Pfarr portait-il son uniforme uniquement à l’occasion de cérémonies.

Frau Schmidt arbora à son tour un air intrigué.

— Sait-on comment l’incendie s’est déclaré ?

Je réfléchis un instant, puis décidai de lui dire brutalement les choses, en espérant que le choc l’empêcherait de poser des questions saugrenues auxquelles je ne pourrais pas répondre.

— C’était un acte criminel, répondis-je calmement. Ils ont été assassinés.

Sa mâchoire s’affaissa tandis que ses yeux s’inondaient de nouveau.

— Dieu Tout-Puissant, souffla-t-elle. C’est terrible. Qui a bien pu faire une chose pareille ?

— Bonne question, rétorquai-je. Savez-vous s’ils avaient des ennemis ? (Elle lâcha un profond soupir et secoua la tête.) À part leurs scènes de ménage, les avez-vous entendus se disputer avec quelqu’un d’autre ? Au téléphone, peut-être ? Ou dans l’entrée ? Vous souvenez-vous de quelque chose ?

Elle continua à secouer la tête un moment, puis se raidit soudain.

— Attendez un peu, lit-elle d’une voix lente. C’est vrai, je me souviens de quelque chose. Cela s’est passé il y a plusieurs mois. J’ai entendu Herr Pfarr se quereller avec un autre homme dans son bureau. Ils étaient très remontés et je dois dire que certaines de leurs expressions étaient plutôt choquantes. Ils discutaient de politique, enfin, à ce qu’il me semble. Herr Six disait des choses très dures à propos du Führer et…

— Herr Six, vous êtes sûre ?

— Oui, dit-elle. L’autre homme était Herr Six. Au bout d’un moment, il est ressorti du bureau et a quitté la maison. Il était si furieux que son visage était aussi rouge qu’une tranche de foie et il a bien failli me renverser en sortant.

— Pouvez-vous vous rappeler plus précisément de quoi il était question entre eux ?

— Chacun accusait l’autre de vouloir sa perte.

— Où était Frau Pfarr à ce moment-là ?

— Je crois qu’elle était en cure.

— Je vous remercie, dis-je. Vous m’avez été très utile. Maintenant je dois rentrer à Alexanderplatz.

Je me dirigeai vers la porte.

— Excusez-moi, dit Frau Schmidt en désignant la boîte du tailleur. Que dois-je faire de l’uniforme de Herr Pfarr ?

— Postez-le, dis-je en posant quelques marks sur la table. Adressez-le au Reichs Führer Himmler, Prinz Albert Strasse, numéro 9.